Sans Poil, livre II : L'enfance - Accepter

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L’enfance - Accepter

 

Sans Poil est finalement toléré par le clan de Quatre Mains Puissantes. Avoir un chef puissant est une bonne chose pour être protégé des prédateurs mais il est aussi difficile d’aller contre sa volonté. Et puisque qu’il a écouté Taches Brunes, et qu’il veut garder ce fils étrange, personne ne va l’en contredire. Mais en réalité, rien n’est aussi simple. Beaucoup dans le clan n’apprécient pas cette chose informe qui grandit plus en longueur qu’en largeur. En plus, il se met bien plus souvent qu’eux sur ses mains arrière malformées. Il peut même marcher ainsi plus longtemps qu’eux ! On dirait que s’il voulait, il pourrait tout le temps marcher ainsi. Mais comme il est mal vu quand il s’adonne à cet exercice, Sans Poil préfère s’en abstenir en présence des autres membres du groupe autres que sa mère, sa tante et son demi-frère Mange Tout.

 

Sans Poil est élancé et bien musqué. Il est âgé de douze saisons chaudes. Si ses mains arrière malformées lui empêchent d’être aussi agile dans les arbres que les membres de sa famille, elles lui permettent d’être très à l’aise sur terre. Et comme si la Nature voulait compenser ce handicap, ses mains avant sont, elles, bien plus agiles que celles des autres singes. Il attrape avec facilité tout ce qu’il veut. Il a aussi découvert qu’il appréciait rester dans le cours d’eau qui passe non loin, alors que les siens n’y vont que pour y boire. Il aime regarder les oiseaux voler et les poissons nager. Il aime regarder le soleil parcourir le ciel durant la journée et la lune lui sourire la nuit venue. Il aime observer les points, plus petits, qui brillent tout autour d’elle. Sans Poil découvre et étudie avec curiosité tout ce qui l’entoure : toutes les techniques des membres de son clan, la façon de bouger des insectes, les fleurs qui s’ouvrent le matin et se ferment le soir… Il contemple sans cesse les interactions entre les différents acteurs de ce qui fait son monde : tous les êtres vivants de la forêt.

 

« Sans Poil, tu rêves encore ? Qu’est-ce que tu regardes cette fois ?

– Et toi, qu’est-ce que tu manges encore ? » se moque tendrement le jeune enfant.

Mange Tout jette ce qu’il avait dans la main et le regarde en souriant.

« Ce bruit que tu fais quand tu es joyeux ou amusé, c’est vraiment très étrange. Tu fais ça depuis tout petit. Nous, on ne fait pas ça. Mais j’aime bien, ça me mets de bonne humeur.

– Taches Brunes m’a dit que ça s’appelle rire. Et que ça donne envie à ceux qui sont présents de faire pareil. C’est normal. Mais j’évite devant les autres parce qu’ils n’aiment pas quand je fais des choses qu’eux ne peuvent pas faire.

– Tu quoi ? Comment elle sait tout ça, ma mère ? Je me demande vraiment d’où elle tire tout son savoir.

– Oui, moi aussi. Mais heureusement qu’elle est là pour m’apprendre tout ce que je ne sais pas sur moi.

– Tu sais, c’est grâce à elle que tu es en vie.

–  Oui je sais. Bouche Rose m’a raconté ma naissance, il y a quelques saisons chaudes. Deux, je crois… Elle me manque. C’est dur pour moi parce qu’il y a peu de membres du clan avec qui je me sens vraiment bien et avec qui je peux être ce que je suis, sans être obligé d’être…

– Comme nous ? »

Sans Poil baisse les yeux.

« Je suis désolée. Si je suis différent et que tout le monde le sait, pourquoi je ne peux pas l’être aussi dans mon comportement ?

– Ben, on essaie tous de faire en sorte que nos supérieurs hiérarchiques soient contents en notre présence.

– Alors il faudrait qu’on soit tous égaux. Non ?

– Ah, je ferais bien ton son, là, ton rire ! Pas de hiérarchie ? Mais on fait comment ? Non, c’est impossible. »

Mange Tout ferme les yeux de douleur, comme si la réflexion devenait trop difficile pour lui.

« Ah, arrête de réfléchir tout le temps. Les choses marchent bien comme ça. Si c’est comme ça, c’est que c’est comme ça que ça doit être. Voilà où je m’arrête de réfléchir. »

Sans Poil regarde son frère et sourit.

« Quoi ? lui demande-t-il à nouveau la bouche pleine.

« Merci de m’écouter. Même si je dis des choses insensées, ça me fait du bien de pouvoir les dire à haute voix, de les dire à quelqu’un. »

 

Soudain, quelque chose tombe juste à côté de lui. Les deux frères lèvent les yeux et découvrent dans les branches Saute Haut et sa sœur qui s’en amusent.

« Même pas capable de lui jeter dessus, le provoque Mange Tout.

– Laisse, Mange Tout. Ils ne peuvent rien me faire. Je sais qu’ils en meurent d’envie. Mais ils ont trop peur de mon père.

–  C’est aussi le nôtre ! s’écrie Petits Yeux.

– C’est SURTOUT le nôtre ! » crie plus fort Saute Haut, corrigeant les mots de sa sœur.

– Il est notre père à tous. Que vous le vouliez ou non, ajoute Mange Tout.

– Il nous a interdit de le toucher, mais pas de l’insulter. Comment est-ce que tu peux rester à côté de cette chose toute rose, Mange Tout ? Moi il me fait vraiment… Brrr. » Petits Yeux frissonne de l’étrangeté de Sans Poil.

« Peur ? Tu as raison d’avoir peur, sœur, lui répond le jeune être différent. Taches Brunes dit que c’est le premier pas vers la sagesse.

– Je ne suis pas ta sœur ! Nous n’avons rien en commun. Tu n’as même pas de queue et tu sais à peine grimper aux arbres. Chose Informe ! »

Sans Poil fronce les sourcils de colère et de peine.

« Tu te rends compte que tu es tout seul à être comme ça ? Tu es tout seul. Il n’y a personne d’autre toi », continue de le provoquer Saute Haut.

Le jeune Sans Poil se redresse et reste debout à les regarder. Les deux singes ingrats sont surpris, à la fois apeurés et amusés de cette crainte qu’il leur inspire. Sans Poil regarde au sol et fouille au milieu des cailloux. Il prend celui qui se loge le mieux dans sa main : allongé, effilé, pointu. Il le regarde un instant, toujours aussi impressionné par ce que lui permettent ses doigts aussi agiles et si précis. Puis il regarde à nouveau vers ses insupportables frères, en colère, triste mais très furieux. Les deux singes n’ayant pas remarqué son geste, ne s’inquiètent pas du danger qu’ils courent en cet instant. Toujours debout, sur ses deux mains malformées qui lui permettent cette incroyable assise, il lève la patte avant pour donner de l’élan à son geste. Saute Haut et Petits Yeux s’amusent et continuent de le taquiner :

« Quoi ? Tu crois que ta patte peut venir jusqu’ici ? Tu es trop petit, Chose Informe », lui dit le jeune mâle.

Il n’en fallait pas davantage pour que Sans Poil finisse son geste :

« Mais je sais jeter des objets, comme vous ! » s’écrie-t-il.

 La pierre ainsi projetée avec une force conséquente, passe à travers feuillages et branchages pour finir sa course dans le tronc, profondément plantée, juste à côté de la tête de Petits Yeux qui sursaute. Elle regarde cette pierre meurtrière faire saigner l’arbre et quand elle réalise que cela aurait pu être elle, elle s’enfuie d’effroi.

« Tu es dangereux, Chose Informe ! » hurle Saute Haut paniqué, avant de suivre sa sœur et de disparaître dans les arbres voisins.

Sans Poil regarde sa main tout aussi surpris et recule de quelques pas. Mange Tout l’observe sans dire mot. Il sait qu’il n’a rien à craindre de son frère si différent. Mais il ne peut s’empêcher tout de même d’avoir le cœur pressé de frayeur en cet instant. Son frère, cet être si différent, qui tient sur ses mains arrière, au bout de ses pattes arrière bien plus longues que celles avant. Et ces mains avant, dont les doigts son si longs, ceux-ci peuvent tout attraper. Et désormais, ces mains peuvent aussi tuer.

« Je suis un monstre… » Ses yeux se mouillent.

Sans Poil réalise qu’il aurait pu lui ôter la vie. Lui, cet être si fragile, si faible. Cet être si démuni, si peu équipé au combat. Cet être qui semblait fait ainsi par la Nature pour communiquer la bonté  et non la violence.

« Je suis comme eux… Je suis pire… Je suis… capable de tuer ! »

Il en tombe, le regard toujours fixé sur ses mains. Sa voix est tremblante, comme son corps. Ses yeux s’emplissent de cette eau de tristesse qui s’écoule abondamment sur son visage affligé et rougi.

« Tu n’est pas un monstre, Sans Poil. » Son frère s’approche lentement de lui et cherche à lui essuyer la joue, sans trop savoir comment s’y prendre.

« Ne t’approche pas ! Je pourrais te faire du mal. »

Sans Poil se lève sur ses pattes arrière et s’en va en courant. Mange Tout le regarde partir, impressionné. C’est la première fois qu’il le voit les utiliser seules aussi vite.

 

Le rire, le pleur, l’agilité de ses mains avant, la force de ses pattes arrière, sa queue inexistante et ses poils si fins, et maintenant cette course debout ! Mange Tout prend en cet instant, véritablement conscience que Sans Poil n’a rien à voir avec lui, avec les Grands Singes. Il part de l’autre côté aussi vite que possible trouver sa mère et pourquoi pas son père. Car il sent que Sans Poil est en danger. Fuir ainsi en direction de la forêt inconnue est forcément redoutable.

« Maman ! Maman ! » s’écrie-t-il au milieu des arbres, bondissant à toute allure.

Ses cris alertent les adultes qui se dirigent vers lui. Sa mère arrive la première, affolée, bientôt suivie de Quatre Mains Puissantes puis des autres.

« Qui a-t-il, mon fils ? »

Elle le regarde attentivement puis cherche autour de lui, inquiète.

« Où est-il ? Où est Sans Poil ?

– Où est-il ? demande à son tour le gros mâle dominant.

– Mon fils, que lui est-il arrivé ? Réponds Mange Tout ! » L’angoisse de Fourrure Dense monte en elle à une vitesse étouffante.

« Suivez-moi !

– Restez-là, vous autres ! » somme le chef aux reste du clan.

Mange Tout les emmène à l’arbre qui saigne par la faute de son frère. Il leur montre du doigt la pierre aux flancs recouverts de sève.

« C’est lui qui l’a lancée. Alors il a dit qu’il était un monstre et il a fuit dans la forêt.

– Par où ? grogne d’impatience Quatre Mains Puissantes.

– Par là », lui répond le jeune singe en montrant la direction.

Le gros mâle se lance seul dans l’obscurité incertaine de la forêt, les femelles ne pouvant que le ralentir. Le chef court aussi vite que la fois où il lui a sauvé la vie alors qu’il venait de naître. Douze saisons chaudes se sont écoulées mais Quatre Mains Puissantes n’a qu’une parole. Ce petit doit vivre, coûte que coûte. Non, pas ce petit, cet enfant ! La terre tremble sous ses puissants pas de course. Comme à chaque fois, tous les animaux s’éloignent de sa route aussi rapidement que possible. Ses bonds sont précis, son agilité est sans faille. Sa force lui permet d’être le plus rapide de tous les membres de son clan. Dans la forêt, on dit même qu’il est le plus rapide et le plus fort de tous les Grand Singes.

 

Sans Poil court à corps perdu. Ses larmes s’envolent derrière lui. Il évite avec l’agilité de son père les obstacles qui se dressent sur son passage, mais lui le fait avec seulement ses pattes arrière. Ce constat l’agace de plus belle et il accélère le pas, comme si l’ivresse de la vitesse et du danger lui faisait oublier la douleur de sa réalité, de son existence. Pourquoi lui ? Pourquoi est-il si différent ? Qu’a-t-il fait pour mériter une telle chose ? Pourquoi lui ? Pourquoi, tout simplement. Pourquoi un être différent ? Pourquoi la Nature est-elle si cruelle ? Alors il repense aux inconvénients de sa condition et cela l’agace : ces poils qui auraient pu lui tenir chaud durant la saison froide et qu’il n’a pas, cette queue qui aurait pu l’aider à avoir davantage d’équilibre dans les arbres, , cette bouche sans crocs, ces grands yeux fragiles, ce torse si fin, ces pattes arrière si longues finies par ces mains si moches qui l’empêchent de grimper correctement… Il court et court encore et cette fois ce sont les avantages de ce qu’il est qui l’exaspèrent : ces grands yeux qui lui permettent de voir plus loin, ces mains qui attrapent tout ce qu’il veut, ces pattes longues et ces mains malformées qui lui permettent de courir debout, de courir plus vite et d’avoir les mains avant toujours libres, cette facilité à la réflexion qui lui permet de mieux analyser les choses et même mieux, de penser à des choses qui ne se voient pas !

 

      Sans Poil court le plus vite qu’il peut. Il ferme les yeux et hurle sa douleur d’être unique, d’être plus agile, plus intelligent, plus dangereux… plus… évolué ? Non ! Son père et sa mère lui sont supérieurs en tout. Il ne peut être plus qu’eux à son âge. Ce n’est pas dans l’ordre des choses ! Pourquoi n’est-il pas un petit singe, comme tous ses frères et soeurs ? Cela aurait rendu les choses si simples.

 

« POURQUOI ? »

 

Ayant fermé les yeux un peu trop longtemps, les larmes n’ayant pu s’évacuer assez vite, sa vision est floue et Sans Poil ne remarque pas l’obstacle devant lui. Le choc est violent. Le jeune être s’étale de tout son long sur le sol tapi de feuilles.

 

Quatre Mains Puissantes crie sa rage devant ce monstre immense, semblable à une montagne. Malgré son pelage gonflé pour le combat, cet ennemi est cinq fois plus gros que lui. A côté de ses énormes pattes, son fils allongé, comme mort. Le chef Grand Singe n’a pas peur. Il montre tous ses crocs et sa rage fait écumer sa bouche.

« Eloigne-toi de mon fils, Rocher Gris ! »

L’énorme pachyderme redresse la tête vers le gros mâle.

« Ton fils ? Je n’ai jamais vu une telle créature par ici. Pourtant je connais les Grands Singes.

– Que lui as-tu fais ? S’il est mort, je t’étripe ! »

Quatre Mains Puissantes a du mal à retenir sa colère. Il sait qu’il doit éviter le combat à tout prix mais parler est toujours plus dur qu’agir, surtout quand il est aussi révolté.

« Mais c’est lui qui m’a foncé dessus ! Je mangeais tranquillement quand j’ai senti un coup sur ma patte. Je crois qu’il est blessé mais je n’arrive pas savoir quoi faire. Je ne sais pas ce qu’il est.

– C’est… mon fils, je t’assure. » Le père se calme et s’approche lentement.

Le Rocher Gris recule de quelques pas, laissant la place au gros singe. Quatre Mains Puissantes caresse délicatement le visage de Sans Poil ensanglanté. Le pachyderme est étonné du changement soudain de comportement du puissant chef bien connu pour sa rage incontrôlable, et de la tendresse particulière qu’il a pour cet être aussi fragile et imprudent. Le grand mâle le soulève tout doucement et le prend dans ses pattes. Puis il commence à repartir.

« Quatre Mains Puissantes ? l’interpelle le Rocher Gris.

– Oui, quoi ? » Il se retourne vers lui.

« Il y a quelques saisons chaudes, l’un des miens m’a parlé d’êtres roses. Il me les a décrits comme vous ressemblant mais se déplaçant sur leurs seules pattes arrière. J’ai tout de suite pensé à cette histoire en voyant celui que tu appelles ton fils.

– Je te dis que c’est mon fils ! Il est né de l’une de mes femelles. Je n’en ai aucun doute, Rocher Gris ! Ton ami a peut être vu d’autres créatures mais cet enfant est mon fils.

– Enfant ?

– Ce petit.

– Mais les Grands Singes, tout comme nous tous, vous abandonnez vos petits malformés, non ?

– Il n’est pas malformé. Il est juste… différent. » Le chef baisse les yeux au sol.

« Tu es connu pour ta rage et ta colère. Je croyais bien que tu allais me sauter dessus, tout à l’heure. Et alors que je fais ta connaissance, je découvre un puissant chef tolérant.

– Ne crois pas que la tolérance que j’ai pour ce petit enlève la rage et la colère dont je peux faire preuve bien plus souvent. Si tu avais été son meurtrier, je t’aurais tué.

– Je te remercie de m’avoir laissé le temps de m’expliquer, Quatre Mains Puissantes, le salue Le pachyderme de la tête, la trompe enroulée en signe de révérence.

– Le fait qu’il se soit cogné à toi plutôt qu’à une Dent Longue lui a sauvé la vie. Il te la doit.

– Cet enfant ne me doit rien. J’ai été ravi d’en voir un de mes propres yeux. Je veux dire, j’ai été honoré de faire la connaissance de ton petit, puissant chef. »

Le Grand Singe le salue honorablement à son tour et disparaît dans l’ombre du sous-bois.

 

 

Alors qu’il court plus lentement, tenant son fils d’une patte, son cœur, lui ne s’apaise pas et accélère encore son rythme. Le Rocher Gris a-t-il raison ? Ce pourrait-il qu’il soit devenu plus tolérant ? Alors qu’il cherche pourquoi son cœur lui fait si mal, il comprend que c’est à cause de la peur de perdre ce petit. Voir son fils dans cet état l’a pris aux tripes et il ne peut accepter qu’il lui arrive quoi que ce soit. Suis-je devenu tolérant ? Suis-je moins puissant pour autant ? Se demande-t-il alors qu’il regarde droit devant lui. Il sent sa tête lui faire mal, comme si réfléchir lui coûtait davantage d’énergie que cette course effrénée qui l’a amenée à retrouver son enfant. Avant qu’il n’arrive au monde, jamais je n’ai eu à penser autant sur moi-même, sur mon état, sur mes ressentis, sur ce qui peut advenir… Qu’est-il pour me changer autant ? Pourquoi est-ce que je me pose autant de questions ? Pourquoi en soulève-t-il autant ?

 

Le grand Singe se perd dans les méandres de sa douloureuse réflexion et en perd son attention à son tour. L’odeur du sang, elle, n’est pas restée inaperçue dans les environs, ni l’accident du fragile être rose dont la vie est discrètement surveillée par un groupe de Dents Longues. En vérité, par ce même groupe qui a essayé de le dévorer, il y a douze saisons chaudes de cela. Les ombres passent sur les côtés du Grand Singe qui, concentré sur sa réflexion, n’a même pas montré un signe de méfiance. Les ombres s’activent et se multiplient. Furtives, fugaces, elles se resserrent autour du puissant père et de son fragile enfant.

 

Sans Poil reprend connaissance et grimace de suite de douleur. Par réflexe, il apporte sa main à son front et ses doigts s’y mouillent. Il les apporte alors à son regard et constatent qu’ils sont tachés de rouge. Il lève la tête et voit son père avancer sans s’apercevoir ni de son réveil, ni de ces ombres qui passent autour d’eux.

« Père ! » s’écrit le jeune être.

Sa voix surprend le grand mâle et le libère de son inattention. Il découvre alors qu’il est trop tard pour sortir du piège qui se referme sur eux. Par réflexe, il balance son petit vers le haut pour que celui-ci se raccroche aux branches et grimpe le plus vite possible. Les Dents Longues se regroupent d’un bond commun autour de lui. Il gonfle son pelage et la réflexion a laissé à nouveau place à la rage. Il se sent alors libéré mais le voilà confronté à une situation qu’il n’a jamais connu, sa réputation ayant été faite pour justement ne pas se retrouver en aussi mauvaise posture. Il sent pour la première fois sa vie en danger. Ici, pas de paroles. Seul le combat offrira le dénouement. Quatre Mains Puissantes montre tous ses énormes crocs et telle une boule de muscles surpuissants, il fait mine d’avancer vers les uns et les autres pour tenter de les faire fuir.

 

Sans Poil a eu du mal à s’accrocher à la branche sur laquelle son père l’a lancé. Mais sa vie est en danger. Et cela suffit à surpasser la douleur de son front ainsi que ses handicaps physiques. Il grimpe le plus haut qu’il puisse. Mais il ne peut se résigner à laisser son père ainsi. Il regarde, attristé, son magnifique géniteur livrer bataille pour sauver sa misérable existence d’être anormal.

 

Le puissant mâle donne des coups de pattes à tout va. Quelques Dents Longues ne s’en relèvent pas. Mais elles sont trop nombreuses et malgré un combat mémorable, Quatre Mains Puissante commence à faillir.

 

Sans Poil se rappelle alors qu’il n’est pas qu’une chose informe et faible. Il se rappelle qu’il est capable d’une grande puissance quand il le veut. Alors il comprends que la nature ne lui a fourni ni griffe, ni crocs, rien qui ne soit fait pour l’attaque ou la défense, si ce n’est cette formidable faculté de réflexion. Lui seul y arrive sans que cela lui soit douloureux. Pourquoi ? Parce qu’il doit le vouloir ! Il n’a rien d’office car il doit vouloir ! Il a le choix ! Le choix de tout ! Il est un être unique, à qui la Nature a donné la faculté de réfléchir, de vouloir et de choisir. Il prend conscience qu’il est la créature la plus parfaite qui lui ait été donné de voir. Il n’est pas misérable, il est parfait. Les apparences auraient pu donner à croire l’inverse mais il n’en est rien ! Et aujourd’hui, pour l’heure, Sans Poil veut. Il veut sauver son père. Il veut le défendre de ces créatures imparfaites qui n’ont d’autre choix que d’obéir à ce pourquoi elles sont faites : la prédation.

 

Le jeune Sans Poil attrape une branche et l’arrache à l’arbre puis se tourne vers ses assaillants. Il se lève sur ses pattes arrière, trouve son équilibre et lève haut sa patte avant. Il prend un grand élan et jette la branche pointue vers une Dent Longue. L’arme fend l’air et vient se ficher droit dans le flan de l’animal. Ce dernier hurle de douleur dans un bond de surprise. Il retombe lourdement au sol, se brisant une patte. Sans Poil prend une autre branche et descend. Une fois au sol, il réitère son attaque en criant sa rage, imitant son père :

« Vous allez apprendre ce que c’est que de s’attaquer à mon clan ! Partez ou mourrez ! »

Une seconde Dent Longue tombe à terre. Juste blessée, elle fuie à toute vitesse. Les autres suivent bientôt et disparaissent dans l’ombre de la forêt. Il récupère une des deux branches et accourt vers son père allongé au sol, ensanglanté.

« Père ? Père, réveille-toi ! » Il secoue la lourde patte avant velue du gros singe.

Voyant que cela ne marche pas, il caresse son visage de sa main délicate. En passant sur ses yeux, il constate que ceux-ci bougent légèrement.

« Papa ! Tu es vivant ! » Il se colle contre lui.

 

Bientôt, quelqu’un arrive. Sans Poil se redresse d’un bond et campe sur ses pattes arrière. Dans sa main, la branche. Il se tient prêt à la lancer. Mais il voit bientôt apparaître Taches Brunes en pleine course. Il baisse son arme et lui sourit de soulagement.

« Sans Poil ! Tu es en vie ! Nous avons entendu la bataille mais il nous a toujours interdit de venir l’aider. Quand j’ai entendu ton cri, je n’ai pas pu obéir plus longtemps.

– Taches Brunes ! » Il lui saute au cou.

« Tu vas bien ?

– Oui… Mais c’est père. Il va vraiment mal. » Le jeune être a ses joues rouge sang nettoyées par ses larmes.

La femelle regarde son chef et s’en trouve peinée. Elle réfléchit un instant et donne très vite ses directives au jeune être :

« Très bien, voilà ce que tu vas faire. Le clan n’est pas loin. Tu continues par là. Tu fais bien attention à toi, hein ?

– Oui.

– Bon. Une fois là-bas, tu demandes à Gros Torse et Cours Longtemps de venir me rejoindre ici.

– Et toi ? Qui va te défendre ?

– Ne t’occupe pas de moi ! Fais vite ! »

 

Sans Poil se met à courir aussi vite qu’il peut. Il tient fermement sa branche dans la main et son regard, droit devant, est le plus concentré possible. Il ne pense plus. Plus de questions, plus d’interrogations. Plus rien ne doit le perturber pour rejoindre le clan. De toute manière, il a eu les réponses qu’il voulait. Et pour l’heure, il n’a plus de questions. Il est comme ça et puis c’est tout ! Il est finalement plus fort que son père, que Quatre mains Puissantes lui-même ! Alors, tout en courrant aussi vite que possible, il remercie la Nature de l’avoir fait ainsi. En revenant vers son clan, il accepte sa nature d’être unique et remercie tout ce qu’il peut remercier d’avoir été décidé ainsi. Et puis il demande aussi à la Nature de sauver son père. De ne pas lui prendre la vie. Pas encore. Ce n’est pas le moment. Il a encore besoin de son père à ses côtés. Non pas parce qu’il a besoin de sa protection mais à cause de ce pincement au cœur qu’il a à chaque fois qu’il pense à lui. Il ne sait pas ce que c’est mais pour l’heure il s’en fiche. Tout ce qui compte, c’est qu’aujourd’hui, il sait pourquoi il est ce qu’il est.

 

Sans Poil arrive enfin au clan, essoufflé. Il tombe sur sa mère qui le rattrape et le console. Elle lèche ses blessures et le nettoie.

« Gros Torse et Cours Longtemps doivent rejoindre Taches Brunes et Quatre Mains Puissantes. Vite ! » dit-il dans un souffle de fatigue.

Marche rapide, la plus vieille femelle du clan depuis que sa grande sœur Bouche Rose est décédée, s’en va prévenir les deux mâles demandés par Taches Brunes. Ceux-ci s’en vont dès l’ordre donné et suivent les traces de l’enfant. Leur course est aussi rapide que leur dévotion pour leur grand chef. A eux deux, ils n’arrivent pas à la moitié de la puissance de ce mâle incroyable. Ils arrivent enfin aux côtés de la femelle.

« Comment va-t-il ? lui demande Gros Torse.

– Je vais très bien », lui répond directement Quatre Mains Puissantes en se redressant.

Les deux mâles nouvellement arrivés découvrent leur chef couvert de feuillages.

« Ne bouge pas tant que ça, Quatre Mains Puissante. Sinon tes soins vont tomber. » Taches Brunes en replace quelques uns.

Le gros mâle veut tout de même bouger mais la douleur est importante.

« Tu as raison, se résigne-t-il en faisant attention à ses mouvements.

– Aidez-moi à le soutenir », demande la femelle aux deux autres.

Tous trois soutiennent leur valeureux chef et s’en vont en direction du clan. Le gros mal souffrant regarde sa blessure sur le poitrail et sent d’ici l’odeur des plantes posées dessus et de la mixture qu’elles camouflent.

« Taches Brunes, il va falloir que tu me dises vraiment d’où est-ce que tu tiens ce savoir. Ce genre de chose s’apprend. Et aucun de nous ne sait faire cela. »

Elle le regarde, gênée. Les deux autres la regarde à elle, attendant sa réponse, leur curiosité ayant été piquée.

« Ce qui compte, Quatre Mains Puissantes, c’est que tu sois soigné et que tu guérisses. Maintenant, arrête de te poser des questions et garde tes forces pour arriver au rocher.

– Oui. Je dois arrêter de trop réfléchir. Cela m’a coûté mon attention et a failli me coûter la vie ainsi que celle de mon fils », souffle-t-il, peinant à supporter les douleurs des nombreuses plaies qui jonchent son corps impressionnant.

« Voilà. Avançons. » Taches Brunes est soulagée d’avoir esquivé la question.

Les deux autres sont déçus et se regardent. Leur rang inférieur à celui de la femelle ne les autorise pas à l’obliger à répondre.

 

A leur arrivée, tous les membres sont là et les accueillissent en tapant des mains ou en frappant le sol pour exprimer leur joie de les revoir parmi eux et de retrouver enfin leur chef. Quatre Mains Puissantes est délicatement allongé dans le coin le plus agréable de leur lieu de résidence, sous un gros arbre dont les feuillages protégent du soleil et de la pluie. Taches Brunes s’occupe de donner ses directives aux mâles adultes du groupe pour que ceux-ci fassent des rondes et des veilles. Effectivement, l’information va circuler dans la forêt comme quoi Quatre Mains Puissantes est blessé. Certains vont même le penser mort. De fait, le clan n’est plus autant à l’abri qu’avant. Les mâles obéissent de suite et se mettent en place. Durant les prochains jours, les femelles resteront davantage sur leurs gardes et les petits n’auront pas le droit de s’éloigner pour jouer.

 

Fourrure Dense se place près du chef, son fils dans ses pattes. Sans Poil tend la main vers son père. Ce dernier fait de même. Le jeune être pose lentement sa main dans celle de son père, immense à côté de la sienne. Ils partagent un regard durant de longues minutes. Sans Poil sourit. Le regard de son père est tendre et apaisé.

suite...

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