Petit livret ancien

Un secret pas commode

 

 

 

« Avouez que le secret avait été bien gardé. Pourtant il avait été placé au nez et à la barbe de tous. Tout le monde le sait, c’est là le meilleur moyen de cacher quelque chose ; il suffit de bien le mettre en évidence. Et comme tous les autres, vous n’y aviez vu que du feu, mon pauvre petit Albert. Seulement vous, vous étiez au cœur de cette histoire abominable. »

Les mots de la vieille femme de chambre grinçaient dans la mémoire usée de l’antiquaire alors qu’il caressait de ses yeux humides le portrait de famille trônant au dessus de la commode Louis XV. Ce vieux souvenir refoulé n’avait jamais voulu réellement disparaître. Il le torturait maintenant depuis près de quarante ans. Cette Roberta n’avait pas sa langue dans sa poche ; une vraie commère ! Mais ce secret-là, alors qu’elle l’avait découvert depuis son exorde, elle ne l’avait jamais divulgué à personne. Tout du moins voilà ce qu’elle affirmait. Durant toutes ces années, elle avait continué à servir les Bachard comme si elle n’en avait jamais rien su. Etrange, quand on savait qu’elle était à cheval sur les principes moraux.

Quand les Bachard arrivèrent dans la région bretonne mi-août 1944, Albert était encore un nourrisson. Sa sœur Rosalie était déjà une belle adolescente de quatorze ans. Son père et sa mère, Constance et Charles-Henri, les tenants du nom des Bachard ainsi que de ce qu’il restait de la fortune familiale, étaient considérés comme un couple modèle par tous les habitants de Mayenne. Ils s’étaient fort bien intégrés dans la ville grâce à leur participation à sa reconstruction. Lui était devenu adjoint au maire et elle avait ouvert une boutique de meubles anciens. Cette dernière était prospère au début des années soixante-dix. Ce fut à cette époque qu’elle devint la propriété d’Albert, à la mort des Bachard dans un tragique accident de voiture.

Ses parents étaient disparus depuis toutes ces années mais Albert ne pouvait s’empêcher de les soupçonner encore aujourd’hui tant les mots cruels de la vieille femme de chambre, prononcés le jour de leur enterrement, sonnaient juste. Ce qu’elle lui en avait appris était si affligeant. Cela pouvait-il être vrai ? Propres sur eux, jamais un mot de travers, toujours souriants, Constance et Charles-Henri étaient la bienséance incarnée. Et Rosalie, cette grande sœur inconnue dont il aimait se souvenir comme formidable, partie pour les Etats-Unis avec un soldat américain quand il n’avait que quatre ans, se pouvait-il réellement qu’elle ne fût pas sa sœur ? Non, Roberta était une vraie commère, à laisser traîner une oreille par-ci et sa langue bien pendue par-là. Elle devait divaguer à cause de la peine. Pourtant le doute subsistait dans le cœur d’Albert depuis toutes ces années. Même après le décès de Roberta il y a plus de vingt ans, le ressentiment d’avoir été trahit, la peur davoir vécu dans le mensonge persistaient malgré tous les raisonnements qu’il avait pu avoir jusqu’ici pour ne pas ternir ses souvenirs.

Albert abhorrait ce tableau depuis la révélation du terrible secret. Il n’avait cependant jamais pu s’en séparer. D’habitude, il l’ignorait mais aujourd’hui, sans vraiment parvenir à savoir pourquoi, il lui accorda une attention toute particulière. Ses yeux valsaient tour à tour avec le visage tendre et posé de la femme blonde tenant l’enfant, avec celui du chef de famille à la mine patibulaire ou encore avec celui de la jeune inconnue au regard lointain. De sa main droite, l’homme prenait la fille par la taille. Ce petit doigt glissant négligemment sur le haut d’une hanche juvénile et bien dessinée ; voilà la preuve atroce que lui avait donnée Roberta pour démontrer ses dires : une femme soumise incapable d’enfanter, un mari autoritaire impatient d’avoir une descendance, une jeune fille aux abois qui se cachait des nazis. Une jeune fille capable, elle, d’avoir un enfant et contrainte de donner un fils en échange du silence. Voilà pourquoi, la bonne chrétienne qu’était Roberta n’avait dit mot à quiconque durant toutes ces années. Elle était si traumatisée par la guerre et intimidée par ce qu’était capable de faire monsieur Bachard. Elle ne voulu prendre le risque de révéler l’horrible secret de son patron et avait donc choisi de le taire. Elle possédait d’autres preuves de ce qu’elle avançait, bien entendu, mais ces dernières avaient disparu. La fin de la seconde guerre mondiale avait été un tel bouleversement que bien des documents s’étaient évaporés. Néanmoins, elle lui assura ce jour-là qu’elle disait la vérité.

Malgré cette douloureuse révélation, Albert avait gardé la maison et la boutique attenante. Il ne pouvait se résoudre à tout abandonner même si Charles-Henri et Constance s’étaient révélés à leur mort être d’infâmes personnages. Il regarda le visage de Rosalie avec insistance, bien décidé à entendre de sa bouche de véritables réponses. Cette sœur, cette inconnue, cette mère malgré elle qui a tout de même abandonné son enfant de quatre ans pour disparaître outre-Atlantique avec un étranger, qu’avait-elle bien à dire pour sa défense ? Il laissa glisser ses yeux sur ses formes généreuses camouflées par un chemisier parme et força son regard à ne pas s’arrêter comme toutes les autres fois sur le geste de l’homme qu’il ne pouvait plus nommer père. Au niveau de la taille de Rosalie, il y avait en effet un autre personnage : un petit épagneul de quelques semaines. La jeune fille le tenait d’une main et le caressait de l’autre. Ses doigts frôlaient la peau fragile de l’animal. Il lui sembla alors qu’ils avaient une posture bien étrange.

Comment se faisait-il qu’Albert était ainsi pris de ce sentiment de révélation en ce jour ? Il sentait en effet que Rosalie, résolue à se faire pardonner de l’avoir abandonné, s’était enfin résignée à tout lui avouer. Le vieil antiquaire attrapa sa canne et s’y appuya avec toute la volonté d’un homme sur le point d’ouvrir un coffre au trésor. Ses pas fatigués étaient au plus rapide. Sa vieille blessure à la jambe ne pouvait l’arrêter en cet instant dans son élan de curiosité. Il s’approcha de la toile comme l’on tend l’oreille à un confident sur le point de nous murmurer tout ce qu’il sait. Il détourna son attention de tous les personnages de sa vie pour s’intéresser seulement au petit chien. Ce dernier fixait le spectateur avec intensité. Voulait-il dire quelque chose, lui aussi ? Tant de secrets se cachaient en ces murs que cela ne surprendrait pas Albert. Il avait beau chercher dans sa mémoire, le vieil homme ne se souvenait pas d’un chien dans cette maison, même durant ses plus jeunes années. Si le peintre avait voulu signifier la fidélité par ce symbole, il s’était bien fourvoyé ! Albert s’approcha encore un peu de la toile, se penchant autant que possible au dessus de la commode. Il put mieux observer au cou de l’animal le petit pendentif en forme de flamme. Il semblait y avoir quelque chose d’inscrit dessus. Alors que l’antiquaire ajustait ses lunettes sur son nez pour mieux apprécier les coups de pinceau, l’étudiante en histoire de l’art et stagiaire dans sa boutique poussiéreuse entra :

‒ Bonjour monsieur Bachard.

‒ Ah, bonjour Julie. Je vous ai déjà dit de m’appeler Albert, bon sang.

‒ Oui monsieur Bachard, lui répondit-elle avec un clin d’œil. Vous n’avez pas encore ouvert ? Ah au fait, on a reçu le devis de monsieur Dumoulin pour les trois fauteuils de bord et…

‒ Attends, viens par-là ma petite. Pourrais-tu me lire ce qu’il y a d’écrit sur le médaillon du chien, je te prie ?

La jeune femme s’approcha et se pencha nonchalamment au dessus de la commode à son tour. Elle décrypta les traits minuscules avec quelques hésitations :

‒ Se… Secret. Oui je crois bien que c’est ce qu’il y a d’écrit.

‒ Tu en es bien sûre ?

Le vieil homme fronça ses épais sourcils de colère contenue. Tous ces secrets l’exaspéraient et alors qu’il croyait pouvoir entendre Rosalie se confier enfin, cela se soldait par une sournoise dérobade. Pire, il lui sembla que le peintre lui-même se moquait de lui par ce simple mot. Pourquoi-donc le mot secret ? Et comment se faisait-il que ce tableau qui avait été devant son nez durant toutes ces années lui avait dissimulé un tel élément ? Les paroles de Roberta lui revinrent alors :

« Avouez que le secret avait été bien gardé. Pourtant il avait été placé au nez et à la barbe de tous. Tout le monde le sait, c’est là le meilleur moyen de cacher quelque chose ; il suffit de bien le mettre en évidence. Et comme tous les autres, vous n’y aviez vu que du feu, mon pauvre petit Albert. »

Jusqu’à ce jour, il n’avait jamais prêté attention au petit chien, et son pendentif en forme de flamme lui avait toujours semblé n’être que du feu. Se pouvait-il que Roberta fût l’artiste qui avait réalisé le tableau ? Avait-elle voulu lui apprendre quelque chose au travers de ces mots, une sorte de code pour le déchiffrer ?

‒ Attendez, je crois qu’il y a autre chose d’écrit.

‒ Quoi donc ? répondit empressé l’antiquaire.

‒ Deux lettres… Ah, un chiffre romain : XV !

Qu’était-ce donc que ce nouvel indice ? Albert se perdit dans les méandres de sa matière grise rouillée. La jeune fille amusée par la situation se prit au jeu :

‒ Il s’agit-là d’une piste, n’est-ce pas monsieur Bachard ? C’est un test. Vous voulez voir si j’ai bien retenu vos leçons.

Le vieil homme grogna qu’il ne s’agissait pas d’une telle mascarade mais Julie prit ses jérémiades pour celles d’un vieux grincheux découvert et se mit à cogiter à son tour. Il ne fallut pas très longtemps pour que son intérêt se porte vers la magnifique commode Louis XV juste en dessous du tableau.

‒ Oh, vous n’avez pas fait très difficile, monsieur Bachard, affirma-t-elle enjouée en parcourant le meuble ancien de ses jeunes doigts lestes.

‒ Mais que fais-tu donc ? Veux-tu bien laisser mes affaires tranquilles ?

‒ Oh, vous ne m’aurez pas aussi facilement, monsieur Bachard. Vous êtes un mauvais perdant. Pour le prochain test, vous avez intérêt à être bien plus rusé. Ah, attendez, je crois que…

Les mains de Julie s’engouffrèrent à l’arrière du meuble et caressèrent une légère dépression dans le bois usé. Elle sentit la sciure tapisser son index alors qu’elle l’introduisit dans une fente inhabituelle.

‒ Veux-tu bien lâcher ma commode, je te prie ? s’énerva le vieil antiquaire témoin de la violation de son précieux mobilier.

‒ J’ai trouvé quelque chose, je vous dis !

Julie décala franchement la commode du mur devant les yeux hébétés d’Albert et glissa plus facilement ses doigts dans la cachette secrète. Elle y dénicha un vieux morceau de papier enroulé et le lui présenta avec un sourire glorieux :

‒ Voilà, j’ai trouvé ! Le secret dans le XV. Vous pourriez au moins me dire bravo.

Le vieil homme lui arracha le rouleau d’un coup de main agile et ferme. Elle sursauta.

‒ Bon, en attendant que vous me trouviez des énigmes plus palpitantes, je vais ranger l’étagère des vases. Je vous laisse faire l’ouverture ou je m’en occupe ? Non, parce que…

‒ Va faire l’ouverture et tes rangements, lui somme-t-il avec un geste de la main. Je viens tout à l’heure.

‒ Oui monsieur Bachard.

Albert s’assit lentement dans son fauteuil et regarda Rosalie, le rouleau fermement tenu entre ses doigts frustres. Puis il le déroula enfin avec délicatesse :

 

Mon cher Albert,

Si tu trouves cette lettre, c’est que tu as enfin compris mon tableau. Dieu sait où je serai ce jour-là. Mais je veux te laisser une trace de la vérité avant de partir loin de toi. Une trace que cette fouineuse idiote de Roberta ne pourra pas trouver.

Cette nuit-là, Constance et Charles-Henri nous ont découvert tous les deux errant en pleine campagne. Ils nous ont recueillis et aimés comme ils l’auraient fait pour leurs propres enfants. Ils ont même déménagé pour nous, pour que notre arrivée dans leur famille passe plus inaperçue.

Nos vrais parents ont été amenés de force. Maman nous avait cachés dans la grange mais j’en étais partie, avec toi dans mes bras, pour que les soldats ne nous trouvent pas. J’avais pensé à arracher ces horribles étoiles de nos vêtements. C’était une chance de tomber sur les Bachard.

Je sais ce que sous-entend Roberta à propos de Charles-Henri et moi. Elle a toujours aimé raconter des horreurs pour pimenter sa vie et celle des gens qui l’entourent. J’espère que si elle te révèle ce qu’elle pense de tout cela un jour, tu ne la croiras pas. « Avouez que le secret avait été bien gardé, mais vous n’y aviez vu que du feu. » Elle disait toujours cela quand elle dévoilait un secret qu’elle pensait avoir découvert, prenant tout le monde de haut dans ces moments-là. Je sais que si elle t’en parle un jour, elle le fera en ces termes. J’espère que tu trouveras vite cette lettre avant que cette vieille chouette ne gâche tes souvenirs de ces viles paroles. Surtout souviens-toi bien qu’on a eu la chance d’avoir quatre parents formidables : nos vrais parent, les Aflalo, et les Bachard. Si vous êtes toujours ensemble, embrasse-les de ma part et remercie-les encore une fois pour tout. Si tu ne savais pas encore pour l’adoption, saches qu’ils ont préféré garder le secret pour nous protéger et pour que tu puisses vivre tout simplement sans te perdre dans les recherches d’un passé douloureux. Je m’en veux de te laisser seul mais j’ai vraiment envie de ne penser qu’au futur avec James. Si seulement tu étais plus grand…  j’aurais aimé pouvoir te le présenter.

Je sais que tu deviendras un homme formidable. Je t’aime Alexandre. Oui c’est ton vrai prénom, petit frère. Le mien n’est pas Rosalie non plus, c’est Sarah.

 

Le vieil antiquaire enleva ses lunettes et ferma ses yeux noyés dans l’amertume jaillissante d’une peine mêlée de joie. Ses mains enlacèrent avec gratitude le petit morceau de papier rédempteur qu’il pressa contre son cœur. Voilà qu’enfin, après toutes ces années, la lumière fut faite sur sa terrible histoire de famille. Il leva le regard en direction du tableau et sourit alors qu’il pensa : « Alexandre… Oh ça oui, j’avoue que le secret avait été bien gardé ! »

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