Sans Poil ou Etre enfin Humain, livre I : Arriver au monde

Sans Poil,

ou

Etre enfin Humain.

 

 

1

Arriver au monde

 

Très tôt ce matin-là, au milieu de la forêt, quelque chose d’anormal vient de se produire dans le clan de Quatre Mains Puissantes. Et avant que l’ensemble de ses membres ne soit mis au courant, Fourrure Dense et sa sœur Taches Brunes, déjà à l’écart, s’apprêtent à filer discrètement plus loin.

« Pourquoi a-t-il fallu que ça m’arrive à moi ? »

La jeune femelle, désemparée, ferme les yeux de désarroi.

« Calme-toi, Fourrure Dense. »

Taches Brunes cache le petit être dans de grandes feuilles d’arbres qu’elle vient de cueillir.

« Mon nom ne veut plus rien dire. Non mais regarde-le, souffle la jeune mère en le regardant à peine, je suis la femelle qui a la fourrure la plus épaisse du clan et voilà à quoi ressemble mon petit. Quatre Mains Puissantes ne voudra jamais que je le garde. Et à vrai dire, je n’en ai pas envie non plus.

– Oh, n’exagère pas, Fourrure Dense. Ce n’est pas un monstre non plus.

– Pas un monstre ? Mais il n’a pas un poil ! A peine une poignée sur le crâne. Je ne devrais même pas avoir peur de la suite. Et là, on s’apprête à fuir comme des renégates. Normalement il devrait être abandonné… Comme tous ceux qui sont anormaux.

– Je te l’interdis ! Il ne doit pas être tué. Mais tu sais comment peut réagir Quatre Mains Puissantes. Il est si impulsif.

– Oui, il réagit comme il faut pour préserver notre clan. Il n’y a de la place que pour les plus forts. »

Taches Brunes fait mine de ne pas avoir entendu. Elle finit d’emmitoufler le fragile nouveau-né puis commence à s’enfoncer dans la forêt, s’éloignant davantage du clan :

« Allez, suis-moi. »

 

Les deux jeunes femelles marchent au sol et de sautent dans les arbres durant plusieurs heures. En milieu de journée, elles se mettent à l’abri des Dents Longues et autres prédateurs terrestres en se plaçant à la cime d’un Grand Feuillu. Bien camouflées, installées entre deux branches, elles se reposent enfin.

« Nourris-le, ordonne Taches Brunes en tendant le petit à sa sœur, sinon il ne vivra pas.

– Je ne veux pas y toucher.

– Prends-le et nourris-le, je te dis ! » grogne la jeune femelle de toutes ses dents.

Apeuré par le bruit agressif soudain, le bébé se met à pleurer.

« Vite, Fourrure Dense. Nourris-le et fais-le taire avant qu’il n’attire les Becs Crochus. »

La jeune mère obéit malgré elle et prend délicatement son petit. Elle le colle contre son ventre et lui donne sa mamelle gauche. Le bébé se calme et tète de bon cœur. Fourrure Dense sent le lait couler à travers sa poitrine et nourrir cet être qu’elle a attendu durant des mois. Elle le regarde furtivement puis tourne rapidement la tête vers la droite, le regard perdu dans les arbres au loin. Ses yeux deviennent brillants de tristesse. Irritée, elle se gratte le museau. Un soupir peiné s’échappe de ses larges lèvres. Elle fronce alors les sourcils touffus qui habillent ses arcades prononcées et plisse fort les paupières pour ne plus voir la cause de son chagrin.

« Je suis là, Fourrure Dense. Je serai toujours là pour toi. On va y arriver. »

Taches Brunes pose sa main sur la joue de sa sœur apeurée.


 

Pendant ce temps-là, les membres du clan de Quatre Mains Puissantes se réveillent d’une bonne nuit de sommeil. Il est déjà la moitié de la matinée et chacun commence à vaquer à ses occupations : recherches de fruits dans les arbres et au sol, épouillages, toilettes et câlins… quand soudain, Regard Tourné fait une remarque pertinente :

« Mais, où sont Fourrure Dense et Taches Brunes ? »

Son cri résonne dans tous les alentours occupés par le grand clan. Tout le monde tend alors l’oreille et se pose à son tour cette question.

« Fourrure Dense était bien grosse. Elle a dû s’éloigner pour mettre bas, s’écrie Marche Rapide. »

 

Alors que les heures passent, le clan ne les voit pas revenir et commence à s’inquiéter. Le soir venu, Quatre Mains Puissantes se fâche pour de bon. Il descend au sol et commence à taper des poings, les laissant tomber sur le tapis de végétation de toutes ses forces. La terre gronde. Il montre sa magnifique mâchoire, la tendant vers la cime des arbres et grogne sa fureur :

« Ah ! Où peuvent-elles bien être ? Je ne peux pas surveiller ceux qui s’éloignent ainsi sans prévenir. Je vous interdis d’aller à leur recherche. »

Le grand mâle dominant frappe et frappe encore le sol de la forêt. Les feuilles mortes s’élèvent autour de lui. Les herbes se déracinent. Les arbres proches tremblent. La plupart des oiseaux sont partis depuis longtemps ; les derniers fuient à tire d’aile. Tous les animaux se font silencieux. Même une Dent Longue qui passait non loin préfère s’éloigner de la rage bien connue de Quatre Mains Puissantes par delà les frontières de l’immense forêt.

 

Alors que chaque membre du clan reste bien silencieux pour ne pas attirer le courroux de Quatre Mains Puissantes sur lui, une seule prend le risque de s’avancer. Bouche Rose, la vieille mère, la plus vieille femelle du clan et génitrice des deux sœurs disparues. Elle seule ose s’approcher. Constatant que le gros mâle dans la force de l’âge se fatigue plus qu’il ne se calme, elle prend le risque de lui parler, dans l’idée d’apaiser sa colère :

« Quatre Mains Puissantes, calme-toi un peu, lui dit-elle d’une voix douce et sage. Tu fais peur à tout ton clan, tu sais. »

Le gros mâle grogne, cherchant à montrer qu’il ne veut pas en rester là malgré lui.

« Cela ne sert à rien d’utiliser tes forces. Cela ne les fera pas revenir plus vite.

– Tes filles… Pourquoi sont-elles parties ainsi ? Elles sont inconscientes ou quoi ? Comment puis-je les protéger, je ne sais même pas où elles sont.

– Tu n’en restes pas moins un bon chef, Quatre Mains Puissantes. Elles sont parties pour que Fourrure Dense puisse mettre bas. Je suis sûre que ce n’est rien de grave. »

La vieille femelle pose sa main sur son épaule en geste de réconfort.

« Pourquoi tant de temps pour revenir, alors ? » s’inquiète profondément le chef du grand clan qui la regarde enfin.

Ses craintes déstabilisent la vieille mère venue le calmer. Elle regarde au sol, attristée.

« Pardon. C’est mon rôle de me faire du souci pour les miens. Pas le tien. Je ne devrais pas t’accabler de ce fardeau, s’apaise le puissant mâle.

– Il n’y a pas de raison à ce que tu sois le seul à faire attention à nous, grand chef. J’ai le double de ton âge. Et du souci, je m’en suis fait plus que tu ne pourras jamais t’en faire. Je suis une mère. Et aujourd’hui, ma seconde fille est en train de donner la vie dans un lieu inconnu. »

Le puissant mâle pose sa large main sur la joue de la vieille femelle.

« Je vais veiller durant les prochains jours et les prochaines nuits. Je resterai vigilant au moindre bruit de la forêt. J’attendrai le moindre signe qui me dira par où aller les chercher. Et nous irons. J’espère seulement qu’elles reviendront d’elles-mêmes… en bonne santé, et avec le petit de Fourrure Dense en vie. »


 

Durant cette journée, Fourrure Dense et Taches Brunes ont dû changer de lieu car les Becs Crochus ont entendu les cris du nouveau-né. Elles sont parties davantage vers le sud, vers les Gros Arbres. Ceux-ci sont plus petits et moins rassurants que les Grands Feuillus mais les dangereux volatiles sont plus rares dans cette partie de la forêt. Seulement le danger devient tout autre. Ici, les arbres sont plus petits et donc plus accessibles aux Dents Longues. Et la rivière qui passe non loin est le repère de Branche Qui Mange. Ce terrible monstre quitte parfois son nid aquatique pour se faufiler sur la terre et même monter dans les arbres quand ils sont assez bas ! Mais plus il est grand, plus il est lent. Voilà de quoi rassurer un peu les deux femelles épuisées par leur périple.

 

Cette fois, Fourrure Dense fait bien attention à ce que son petit ne hurle pas. Elle le tient bien contre elle, contre son corps chaud, contre sa fourrure rassurante. Le petit être reste bien blotti et bouge à peine, pleure à peine. Pour l’heure, il dort paisiblement.

« On l’a échappé belle », se rassure la grande sœur, guettant les alentours.

La mère, elle, regarde son petit avec déjà plus de tendresse. Elle caresse sa patte avant frêle, rose et nue de son gros doigt de cuir noir.

« Pourquoi est-il si différent de nous ?

– Je sais que tous les membres du clan viennent me demander conseil et souhaite que je les aide de ma sagesse… Mais pour cette fois, je n’ai guère de réponse, petite sœur. Je suis désolée. Je sais juste qu’il ne faut pas les tuer. Pour le reste, il le saura quand il le faudra. »

Le regard vers la rivière, Taches Brunes murmure ses dernières phrases comme si elle parlait juste à elle-même.

« Pardon ?

– Non, rien. Essaie de dormir un peu. Je veille.

– D’accord. »

Plusieurs minutes du silence du soir passent…

« Et qu’est-ce qu’on fait après ? » demande tout de même la jeune mère.

La veilleuse réfléchit.

« Je pense que c’était bien imprudent de ma part que de te faire quitter le clan. Mais je ne pouvais pas prendre le risque que Quatre Mains Puissante ne le tue. Maintenant que sa colère a dû passer, on pourrait envisager de rentrer. Demain. »


 

Alors que tout le clan s’endort, plus au nord dans la forêt, Quatre Mains Puissantes veille du haut des rochers surplombant la Grande Vallée boisée. Le soleil cache ses derniers rayons et les bruits de la nuit se font entendre : le bruissement des insectes et des petits animaux nocturnes en quête de leur nourriture quotidienne, les hululements des Plumes de Nuit, les cris au loin des membres du clan de Dos Rond qui aiment se parler le soir. C’est aussi un clan de Grands Singes, comme celui de Quatre Mains Puissantes. Eux, vivent à quelques jours de sauts dans les arbres, vers le sud-est, vers les Falaises Oranges.

Bouche Rose vient s’asseoir un instant à côté de lui. Ils regardent ensemble l’horizon :

« Pourquoi sont-elles parties si loin ?… Je préfère me demander cela plutôt que d’imaginer qu’elles se sont faites surprendre par des Dents Longues.

– Tu l’aurais entendu si elles avaient été attaquées. On l’aurait tous entendu.

– Tu as une autre idée ? Tu vois autre chose ?... Je suis puissant, je suis un bon chef. Mais je ne le suis peut-être pas depuis assez longtemps. Il me reste tellement de choses à apprendre.

– Si tu as battu Crinière Noire, c’est que tu méritais d’être notre chef.

– C’est dans l’ordre des choses. Il était vieux, et j’étais assez puissant pour lui succéder. Il m’énervait ! Il ne faisait plus de rondes. Il ne faisait plus de veilles.

– Il était âgé, tu sais. Il a veillé sur nous durant tant d’années…

– Il était peut-être trop vieux pour vous protéger mais moi j’étais trop jeune pour comprendre que la force ne fait pas tout. Elle me sert à quoi ma force aujourd’hui ? Alors que la sagesse et l’expérience auraient été d’une si précieuse aide. C’est Taches brunes notre sage aujourd’hui. Elle est pourtant tellement jeune… Mais elle n’est pas là non plus ! Je m’en veux d’avoir eu cette rage durant mon combat contre Crinière Noire. Je me rends compte aujourd’hui.

– Tu vois : tu es fort, bien portant, et tu commences à devenir sage.

– Peut-être. En tout cas, j’apprends. »

De longs instants d’une calme nuit au ciel étoilé passent. La lune est presque ronde. Elle éclaire la vallée. C’est une bonne chose pour la veillée du puissant chef.

« Il y a peut-être une raison à cette disparition, laisse échapper malgré elle la vieille femelle.

– Ah, laquelle ? Dis-moi. »

Bouche Rose se ressaisie mais il est trop tard : elle doit lui dire ce qu’elle sait. Elle baisse le regard et tente de se remémorer de vieux, très vieux souvenirs. A moins que ce soit elle qui ne soit trop vieille pour bien se souvenir. Les images floues se bousculent dans sa mémoire.

« Taches brunes… Il lui est arrivé quelque chose… Mange Tout n’est pas son premier petit, tu sais ?

– Ah bon ? Où est l’autre ? Que lui est-il arrivé ? »

La vieille femelle fronce les épais sourcils qui habillent ses grosses arcades ridées.

« Je ne me souviens pas bien. Il est mort… mais je ne sais plus comment. Je sais que ça avait été violent. Il… Il… n’était pas… (Elle secoue la tête pour se reprendre.) Taches Brunes a beaucoup souffert. Elle s’est jurée que ça ne se reproduirait plus. Elle doit…

– Il n’était pas quoi ? » Quatre Mains Puissantes se tourne entièrement vers elle.

« Je ne sais plus. Je ne sais pas pourquoi, il n’est pas de la même couleur que nous dans mes souvenirs. Je ne sais pas ce que ça veut dire. A l’époque, je n’ai pu qu’à peine l’apercevoir. Mais je revois cette petite patte toute maigre, toute rose. Ce petit bout de main mal finit à la fin de la patte arrière.

– Et tu penses que Fourrure Dense a eu un petit mal formé et qu’elle a peur que je ne le tue ? Ou peut-être est-ce Taches Brunes, qui a peur que ça se passe mal ? Elle ne veut pas revivre ce qu’elle a subi avec la perte de son petit, c’est ça ?

– Je ne comprends pas. Cela nous arrive de temps en temps d’avoir un petit mal formé et nous le laissons naturellement. Nous sommes tristes mais nous savons que cela nous mets en danger de nous en occuper alors qu’il ne vivra pas bien plus longtemps. Fourrure Dense et Taches Brunes ont déjà vu cela de la part des autres femelles du clan. Et je ne pense pas que Fourrure Dense pense à agir autrement, si cela arrivait.

– Alors c’est bien Taches Brunes qui n’a pas voulu que cela recommence.

– Mais je ne l’ai pas vu mal réagir quand l’une des femelles abandonnait son petit mal formé. Tiens, il y a deux saisons chaudes, quand ma sœur a eu son dernier petit et qu’elle n’a pas pu le garder, Taches Brunes n’a rien dit ou fait de particulier. Elle s’est juste éloignée quelques heures. Mais elle fait souvent cela. C’est son comportement habituel.

– Il y a bien une explication à leur éloignement… Ce petit est sûrement anormal. Il n’est peut-être pas invalide. Elles veulent alors le garder et…

– …Elles ont eu peur de ta réaction. »

Quatre Mains Puissantes s’affaisse et laisse tomber sa lourde tête vers le sol.

« Suis-je si violent que ça ?

– Plus encore. »

Le gros mâle souffle de dépit.

« Et c’est ce qui fait que nous ne sommes plus attaqués directement par les Dents Longues. Ta puissance est connue de toute la forêt. Je suis sûre que même au-delà, les êtres, petits et grands, craignent ta colère. C’est pour cela que tu es un bon chef. Tu nous protèges. Tu protèges ton clan et tu le fais bien.

– Tu as sûrement raison… Mais pourquoi ? … C’est la première fois que je doute. Pourquoi je doute ?

– C’est cela apprendre la sagesse. Laisse-là entrer en toi, Quatre Mains Puissantes. Quand tu trouveras les réponses à tes questions, à tes doutes, tu seras le plus grand des chefs que le clan ait connu. »

Le Grand Singe tourne sa grosse tête vers la vielle femelle épuisée.

« Tu es très sage, Bouche Rose. Taches Brunes a de qui tenir. Entre toi et Crinière Noire, je comprends qu’elle soit si sage à son âge. »

La femelle lui sourit tendrement.

« Va te coucher, vieille mère. Tu dois te reposer. Je vais reprendre ma veillée.

– Garde-nous des dangers, sage et puissant chef. »

suite...

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